Brutes émouvantes

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Nous avons des océans d’amertume, en creux, dunes de plaies accrochées au verso des paupières, regarde, tu ne peux pas voir je sais, le temps lèche l’écume de nos pleurs, je ne sais pas non plus, en dehors de mes yeux tout est pareil qu’hier, exactement pareil,

mêmes rides, mêmes peaux impassibles, mêmes sourires de pierre.

Nous avons un corps à l’intérieur entièrement composé, larme après larme, de tout ce qui n’est pas dit pas senti pas entendu pas goûté pas senti pas touché

Un corps.

Brut et mouvant.

Nous avons des déserts d’espoir, y boire en creux, oasis de rêves accrochées au verso de nos lèvres, goûte, tu ne peux pas goûter, je sais, le temps arrache le grain de nos hiers, je ne sais pas non plus, en dehors de ta bouche tout est pareil qu’hier, exactement pareil,

mêmes rides, mêmes peaux impassibles, mêmes sourires de lierre.

Nous avons une vie à l’intérieur de la vie, à l’intérieur un monde infini, juste là, entre nos oreilles, derrière tes yeux, derrière ma bouche, tout ce qui n’est pas dit pas senti pas entendu pas goûté pas senti pas touché

Une vie.

Brute et mouvante.

Recompter les étoiles

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Remonter lentement le linceul de l’enfance,
Assommer de silence les frémirs les gémirs,
Mutiler à feu doux l’impatience du désir,
Ecraser de sommeil les amours en souffrance.

Rebrousser les chemins de nos grandes vacances,
Et demander la main d’une belle tirelire,
Adopter le langage des statues de cuir,
Remonter lentement le linceul de l’enfance.

C’est la nuit. Tu ne dors pas. Quelque chose manque.
Tu cherches ta laisse dans les plis de ta planque,
Et tu chiales, sans raison, devant le jour qui vient.

Recompter les étoiles au creux de son sein,
Recommencer encor jusqu’au petit matin,
Et chialer, sans raison, devant le jour qui vient…

A ma graine de cassis

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Aujourd’hui, ma graine de cassis, tu as treize ans. Tu ne liras pas ces mots, pas maintenant, un jour peut-être, je ne sais pas. Je crois qu’un jour tu pourras les lire, j’aimerais qu’un jour tu puisses les lire, comme tous ces mots que j’écris pour toi depuis… treize ans. Depuis que tu m’as faite mère pour la première fois. C’était il y a si peu de temps que j’ai vu ton visage de bébé, tes yeux qui étonnés me regardaient et moi qui souriais, qui souriais, qui souriais sans rien comprendre si ce n’est que devant moi se tenait le truc le plus incroyable et le plus merveilleux que je n’avais jamais vu de ma vie…

Aujourd’hui, tu as treize ans, et je me répète ces mots, mon fils a treize ans, mon fils a treize ans, mon fils a treize ans…

Tout à l’heure, ton papa est venu chercher des affaires qui t’appartiennent chez moi, quand il est parti je l’ai embrassé et je lui ai souhaité un bon anniversaire. Il y a treize ans, il devenait père pour la première fois… Il a baissé les yeux.

C’est pudique un homme, mon fils, tu sais déjà.

Tellement pudique…

Quand tu es en colère, quand tu as de la peine, tu ne dis rien, tu vas dans ta chambre et tu montes les escaliers en tapant fort fort fort du pied pour que j’entende bien ta colère mais tu ne dis rien. Quelques temps plus tard, tu redescends doucement, tu fais comme si de rien n’était. Nous parlons de tout et surtout de rien, du collège, des jeux que tu aimes, des mangas, des blagues de Toto ou du dernier Picsou, de tout et de rien… Le lendemain, comme ça, pour rien, tu rentres du collège et tu viens t’asseoir sur les genoux de ta « petite » maman. C’est un câlin tout doux, sans un mot.

C’est ta manière de dire : c’est fini, je t’aime.

A Noël dernier, tu étais encore un peu plus petit que moi, juste de la taille du frigo, mon tout petit, tu m’as dépassée maintenant, bientôt tu pencheras la tête pour m’embrasser.

Tu commences à ressembler à un homme, tu as hâte d’avoir une moustache parce que tu aimes le mot moustache, tu répètes : moustache, moustache, moustache et tu éclates de rire !

Tu es si doux mon fils, si doux…

Ma graine de cassis, treize ans aujourd’hui comme tu as grandi…

Ma crapule à roulettes, mon colibri des andalouses, mon petit homme déjà si grand si grand si grand !

Comme je t’aime…

Et comme c’est douloureux cette moitié de vie loin de toi.

Quand tu t’en vas de la maison, tu prends une de tes peluches, le plus souvent tu choisis Bernard le Saint Bernard et tu me la donnes, presque maladroitement, t’excusant presque : Maman, si tu as du chagrin, Bernard est là.

Alors, toi et moi, nous sourions.

C’est ta manière de dire : je suis là, je t’aime.

Quand tu es parti, je prends la peluche contre moi, tu ne le sais pas.

Je la remets sur le frigo, à sa place.

Quand tu me manques, je regarde le Saint Bernard et j’entends : je suis là, je t’aime.

Alors je me souviens que le manque c’est aussi, c’est encore

De l’amour.

Le je veux

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Si ça se trouve le monde a été créé par Dieu à l’âge où il ne savait pas encore dessiner. Peut-être que Dieu n’a jamais appris à colorier sans dépasser les traits…

Elle est debout dans l’arrière-salle, elle a l’air fier de ceux qui savent qu’ils n’ont pas travaillé en vain. Elle regarde le sol, immaculé.

Bien sûr, demain, il faudra tout recommencer, il faudra serpiller, astiquer, faire briller mais maintenant, là, c’est parfait.

Elle jette un dernier regard satisfait sur son oeuvre, son corps commence déjà à se retourner mais saute à ses yeux le petit détail, par terre, comme un éclat de paille dans la lumière du matin.

Un cheveu.

Elle se penche, veut l’attraper du bout des doigts, ça glisse, l’ongle gratte sur le carrelage frais, elle tire dessus, c’est dur, ça résiste.

Et, surtout, elle n’en voit pas le bout…

Le cheveu se décolle soudain, long cheveu, trop long cheveu ce n’est pas un cheveu, ça ne peut pas être un cheveu, le fil court d’un coin de la salle à l’autre, sous les tables et les chaises, sous le vieux billard aussi et jusqu’à la fenêtre aux rideaux fanés.

Le cheveu file autour de sa main, elle enroule une fois deux fois cinquante fois autour du bras, bracelet de soie, sous la fenêtre dans le bois vieilli un trou infime laisse passer un courant d’air froid.

Et le cheveu.

Elle enlève son bracelet de fortune, petit tas sur le sol comme un nid pour les poussières de la nuit.

Elle sort.

Dehors, c’est la rue, silencieuse encore, de l’autre côté de la fenêtre, le cheveu encore.

Elle pose son pied sur le trottoir, le cheveu sous la chaussure.

Elle tire de toutes ses forces. Un cheveu ça casse mais celui-là résiste. Elle essaie encore. Peine perdue.

Bientôt, le bar va ouvrir, elle aurait déjà dû mettre en marche la machine à café, disposer dans les corbeilles en osier les croissants du matin, allumer le vieux poste de télévision…

Elle se penche à nouveau.

Tendre, le fil défile sans heurts, il suffit d’avancer…

Elle traverse le long du passage piétons tourne à gauche remonte la rue avance encore passe devant la vitrine de la boulangerie celle de la boucherie le bureau de tabac le cabinet d’avocats le médecin le cheveu continue de filer il glisse sur ses doigts et bientôt c’est la fin de la ville la route de terre qui mène à la forêt et

Sur un banc, à la lisière de la forêt, un joggeur s’est arrêté dans ses habits de sueur, il la regarde, intrigué, peut-être, elle le salue d’un signe de tête distrait et continue son chemin, à chaque fois qu’elle avance, comme par saccades étoilées, la poussière terreuse soulevée par le cheveu s’envole puis se repose sans un bruit.

Il est déjà midi, ou plus, elle ne le sait pas vraiment, elle a dépassé la forêt et les berges du lac aussi, au bout de la route c’est la grande ville.

Elle continue à avancer.

Elle a mal aux pieds, elle voudrait bien s’arrêter un peu, elle laisse alors le cheveu sur le ciment du trottoir et va s’attabler à la terrasse d’une brasserie. C’est étrange que ce ne soit pas elle qui serve, on dirait qu’elle savoure, le soleil sur la peau, le goût de la bière, le sandwich et jusqu’au café qui n’est pas tout à fait le même dans la ville d’à côté.

Tout à l’heure, il faudra s’en aller discrètement, elle le sait, ici pas plus qu’ailleurs on apprécie les sans le sou.

Elle aurait dû prendre son porte monnaie.

Et des chaussures de marche aussi.

Elle frotte ses mains l’une contre l’autre, tout doucement, ça pique un peu…

La serveuse est occupée à discuter avec un client, c’est le moment.

Elle se lève doucement, sans précipitation, les yeux rivés sur le cheveu, juste à l’endroit où elle l’a laissé, tout à l’heure.

Elle repart sans courir, il ne faut pas courir, c’est le meilleur moyen de se faire repérer.

Pendant qu’elle marche, le cheveu filant sur l’index, elle se raconte des histoires, elle ne pense pas à ce soir, elle ne pense pas à demain. 

Elle devrait.

Elle sait qu’elle devrait.

Elle préfère se raconter des histoires.

Elle pense à l’histoire de la vache qui a deux sous produits, le lait et la bouse. Le lait, aucun intérêt, mais la bouse : deux cas se présentent. Soit la bouse est dans un champ, soit elle est sur une route. Si elle est dans un champ, aucun intérêt, mais si elle est sur une route, deux cas se présentent. Soit quelqu’un passe, soit personne ne passe. Si personne ne passe, aucun intérêt, mais si quelqu’un passe, deux cas se présentent. Soit la personne voit la bouse, soit elle ne la voit pas. Si elle voit la bouse, aucun intérêt, mais si elle ne la voit pas, deux cas se présentent… Soit elle marche dedans, soit elle passe à côté. Si elle passe à côté, aucun intérêt, mais si elle marche dedans, deux cas se présentent. Soit elle crie, soit elle ne crie pas. Si elle ne crie pas, aucun intérêt, mais si elle crie « Oh la vache ! » a deux sous-produits, le lait et la bouse. Le lait, aucun intérêt, mais la bouse, deux cas se présentent…

Suivre le cheveu, ne pas le suivre.

Arrêter là, continuer.

Prendre le risque de l’absurde.

Prendre le risque du non sens en suivant le fil…

Elle marche longtemps, jusqu’à la nuit. Puis viennent d’autres jours et d’autres nuits, à la file, elle traverse des régions, puis des pays, elle arrive au bord de l’océan.

A chaque nouveau soleil, la même question : suivre le fil ou retourner en arrière ?

Suivre le fil, toujours, ses chaussures sont trouées, la semelle est usée, les cheveux et les ongles ont poussé mais suivre le fil sinon : à quoi bon tout le chemin fait ?

Le cheveu court sous l’eau…

Elle hésite, pour la première fois. Comment suivre le cheveu s’il chemine sous l’eau ?

Elle casse sa tirelire, elle loue un bateau. Juste avant le départ elle a pris soin de placer le cheveu au centre d’un anneau relié à une longue tige. L’océan, un nouveau continent, de nouveaux paysages, elle continue d’avancer.

De temps en temps, elle s’arrête, elle écoute les autres langues, les autres bruits, les autres chansons.

C’est doux. C’est loin.

Loin du café, loin des croissants dans les petits paniers d’osier, loin du vieux poste de télévision et sa musique, toujours trop forte, loin des nouvelles du monde qui se meurt, loin de loin et encore plus loin.

Un autre océan à traverser, d’autres pays, d’autres rencontres, certains la suivent sur sa route, un moment, d’autres la regardent simplement passer, étonnés, elle a fait la une des journaux, parfois.

C’est toujours la même question, lancinante, qu’on lui pose.

POURQUOI ?

Elle n’en sait rien. Elle invente les réponses au fur et à mesure du temps, les gens n’aiment pas les questions sans réponses alors elle répond et elle continue son chemin.

Le journaliste qui est là ce soir, alors qu’elle a reposé à terre le cheveu pour la nuit, demande à nouveau : « POURQUOI ? »

Lassée, elle répond : « Pour rien ».

Le journaliste insiste, ne comprend pas, elle a déjà fait des milliers de kilomètres, pourquoi continuer ?

Elle répond : « Si j’abandonne ce soir, alors j’aurais fait tout cela POUR RIEN. »

Le lendemain, elle reprend sa marche pour rien, à travers les villages, les déserts et les montagnes.

On l’oublie.

Le temps passe et l’on oublie ceux qui marchent pour rien, on veut d’autres nouvelles, encore plus nouvelles, des rêves à poursuivre, des crimes à maudire, des assassins à pointer du doigt et des saints à encenser.

Elle n’est rien de tout cela.

Elle suit le fil…

Elle fait le tour de la terre, évidemment quand on marche droit devant soi on finit toujours par revenir à son point de départ, elle fait le tour de la terre et des océans et, un matin, alors que le soleil vient juste de se lever, elle aperçoit la ville dont elle est partie.

Il s’est passé des jours, des mois, et même des années.

Elle entre dans la ville qui dort encore, elle se souvient des odeurs qui viennent de la boulangerie, elle croit les sentir, elle avance jusqu’au bar dans lequel elle travaillait jadis.

Dans sa poche, la clef, intacte.

Elle ouvre la porte, le cheveu toujours au bout du doigt.

Elle avance, presque timidement, à petits pas, il ne faut pas courir, elle se souvient, il ne faut pas courir c’est le meilleur moyen de se faire repérer.

Elle tire doucement sur le fil.

Dans le fond de l’arrière-salle, le grand miroir se met à trembler.

Elle s’approche.

Le cheveu est fiché dans le miroir, plus elle se tient près de la surface réfléchissante plus c’est comme si c’était l’un de ses propres cheveux mêlé à tous les autres, dans le reflet.

Elle a posé sa main sur la glace, juste là où le cheveu s’enfonce dans la matière.

Elle donne un petit coup sec.

Au même moment, elle ressent la douleur, fulgurante, à l’arrière de son crâne.

Elle vient de s’arracher un cheveu…

C’est toujours ça

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Je hais ce moment où, pour la première fois, cette pensée, brutale, arrive à ta conscience : « Je deviens vieux, il faut que j’aie des projets plus réalistes ». Moins magiques, moins passionnés, moins fous, moins vivants aussi.

Réalistes.

Tu penses que tu n’as plus un corps de vingt ans, que le temps passe, que tu ne veux pas finir seul. Alors ça semble logique, peu à peu.

Tu coupes les ailes à tes amours, à tes désirs, tu te mets même à jouer au loto.

Tu finis par trouver qu’une vie au rabais c’est mieux que pas de vie du tout.

C’est toujours ça.

Chaque jour un peu plus tu piétines tes vieux rêves en agitant fièrement la bannière de la réalité.

Ce n’est pas dieu qui est mort, c’est le prince charmant, la princesse, et tous les châteaux d’Espagne.

Avec un peu de chance, qui sait, t’auras peut-être une petite maison pas trop loin de la mer.

Petite maison petit quartier petites manies.

T’auras pas froid.

T’auras pas faim.

Et quelqu’un saura ton nom.

C’est toujours ça.

J’aime regarder le soleil, quand même.

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J’aime regarder le soleil, je sais bien qu’il ne faut pas, on me l’a dit, souvent…

« Tu peux devenir aveugle ! »

« Tu vas te brûler la rétine ! »

J’aime regarder le soleil, quand même.

Quand je ferme les yeux, le soleil est encore là, ombre à paupières, comme une grande tache orange sur fond noir, ça varie du jaune au rouge sanguin et quand je crois que ça va disparaître, jaune très très pale, ça éclate en mille morceaux de lumière.

J’ai le soleil à l’intérieur.

J’ouvre les yeux et partout où je les pose l’empreinte du soleil se superpose.

Soleil sur les poils du chat qui se dore au, soleil sur le rebord de la fenêtre et soleil sur la route dehors, soleil regarde soleil partout soleil

Dans tes yeux, mon amour, soleil dans tes yeux que je devine là où ils ne sont pas.

J’aime regarder le soleil, je sais bien qu’il ne faut pas, tu me l’as dit déjà.

J’aime regarder le soleil, quand même.

J’ai ton soleil à l’intérieur.

La piscine

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C’est glacé mais c’est pas moi, je suis pas glacé moi, je suis un radiateur à l’intérieur la preuve quand je fais pipi c’est tout chaud, c’est glacé tout autour de moi, ma peau a des petits pics, si ça se trouve je suis une poule maman elle dit toujours oh la chair de poule mais j’ai pas de plumes et les poules elles ont pas de dents comme moi, puis elles nagent pas les poules, moi je nage, je voudrais bien nager là mais c’est trop froid, comment ils font les autres ? ils ont des maillots de bain spéciaux je pense, avec chauffage intégré, leurs mamans elles doivent savoir, la mienne elle sait qu’il faut du noir, le noir ça amincit elle dit, c’est peut-être vrai mais ça réchauffe pas tellement…

Maintenant ça saute autour de moi, plouf plouf plouf, ça non plus je sais pas faire, on dirait qu’ils ont même pas peur de plus jamais remonter, une seule fois j’ai plongé mais c’était pas exprès, en vrai c’est papa qui m’a poussé, fais pas ta femmelette il a dit, je sais pas si je suis devenu un homme mais j’ai bu la tasse même si c’était bien plus grand qu’une tasse, une bassine au moins, ou une baignoire.

Il y a des gens qui font pipi dans l’eau…

J’ai pensé à ça quand j’ai bu toute la tasse, c’est pas très bon comme goût la tasse je trouve, j’ai pensé au pipi des gens dans mon ventre qui allait devenir mon pipi à moi… Peut-être qu’ensuite je pourrai faire pipi dans l’eau et les gens reboiront leur pipi, à l’infini…

J’aime pas avoir de l’eau dans les yeux, ça pique, je voudrais bien avoir des lunettes pour voir les cuisses des filles sous l’eau mais maman dit tu n’en as pas besoin, c’est pour les riches les lunettes, pour les riches et pour les intellos.

Maintenant il y a le monsieur qui nage en ligne sans jamais s’arrêter, des fois je pense que c’est un robot il file comme une flèche d’eau et il se cogne jamais, il fait une pirouette quand il est près du bord on dirait qu’il a comme un radar à bords je voudrais bien savoir son secret, il y a la dame que les messieurs regardent, elle nage pas, elle s’assoit près de l’échelle et elle glisse ses pieds dans l’eau, tout doucement, on dirait qu’elle vient juste pour baigner ses pieds peut-être qu’elle a trop marché, ça lui fait du bien, il y a aussi le petit qui enlève les slips des garçons, c’est pas drôle, et puis il y a le maître nageur qui parle à la dame que les messieurs regardent, maman n’aime pas la dame, je sais pas pourquoi, elle fait rien de mal et elle a l’air gentil…

Maintenant il y a l’odeur du Knorr qu’ils mettent dans l’eau, j’ai toujours pas compris pourquoi ils lui ont donné un nom de soupe mais j’adore pas, ni la soupe, ni l’odeur du Knorr…  si ça se trouve je grandirai jamais…

Je mets mes oreilles là où le bruit est doux, on dirait que je suis dans du coton liquide, j’ouvre un peu le rideau des yeux, juste un peu, les bulles autour de moi c’est drôlement joli, quand les gens bougent ça fait des bulles, les mots des gens c’est des bulles aussi, maman sur le rebord j’entends ses bulles qui explosent à la surface, ça fait groumbeloubeloum et c’est comme s’il n’y avait plus que ça, les mots bulles, les gens bulles, l’eau bulle, plein de petites bulles et l’air qui sort de ma bouche des bulles aussi et

La main de maman attrape mes cheveux.

Fais attention ou tu vas encore attraper la mort, elle crie, je crois, je sais pas, je suis pas sûr, ça veut rien dire attraper la mort et je préfèrerais attraper la vie, moi…

C’est glacé, l’air, dehors de l’eau, c’est glacé tout autour de moi et j’ai la peau de poule qui frissonne, j’aime pas ça, quand je serai grand j’aurai des lunettes d’intello et un maillot de bain chauffant, quand je serai grand je sortirai de l’eau et la dame que les messieurs regardent me prendra dans ses bras et… et j’aurai plus jamais froid.

Le verre c’est la couleur de l’espoir…

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Le ciel est un immense papier bulle, un nuage, une bulle, je devine des lumières là-derrière, ça stroboscope arc-en-ciel, ça a des airs de fête…
Si ça se trouve, le tonnerre, c’est dieu qui s’amuse à pincer les bulles entre ses doigts pour passer le temps…
J’avance au bord de l’eau, sur les rochers glacés, là où le sec cottoie l’humide, je n’ai jamais su, vraiment, où commence l’océan, et, si ça se trouve, le début de l’océan, c’est le bruit des vagues à l’intérieur de ma tête…
Je suis sur un rocher roulant, je n’amasse pas mousse, j’avance et le paysage aussi, avance, si ça se trouve, moi, je ne l’ai pas trouvé, si ça se trouve seul le paysage, avance, moi je me contente de le regarder passer…
Soudain, le ciel vacille, l’eau gronde et les rochers se dérobent de leurs habits de cristal.
Là-haut, la bouche avance.

Que te reste-t-il pour te faire entendre d’une société qui est devenue sourde et aveugle ?

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Le texte qui suit a été écrit il y a dix ans, presque jour pour jour.

Je crois profondément que l’éducation est la clef de voute d’une société apaisée. Depuis plus de vingt ans, à force de niveler les contenus de l’enseignement vers le bas, on prépare de futurs terroristes, j’en suis hélas également persuadée. 

Ce qui arrive aujourd’hui, ce qui est arrivé en janvier de cette affreuse année, nous l’avons semé en acceptant, nous, parents, éducateurs, citoyens, que l’on puisse ainsi marginaliser et stigmatiser toute une frange de la population. Nous l’avons cautionné quand nous avons laissé le racisme décomplexé s’exprimer, nous l’avons cautionné quand nous avons haussé les épaules par sentiment d’impuissance et quand nous avons fermé les yeux aussi.

J’ai démissionné d’une éducation qui n’avait plus rien de « nationale », je n’ai pas su quoi faire d’autre, j’avais l’impression de hurler dans le vide.

Quand je hurle ça ne fait aucun bruit.

Quand des dizaines puis des centaines puis des milliers de gosses hurlent, ça n’est pas pareil…

A la violence, on répondra sans doute hélas par la violence.

Il est pourtant tellement, tellement urgent, de répondre enfin par une éducation NATIONALE…

05 novembre 2005

Et les braves gens de se demander pourquoi les banlieues brûlent…

Je me souviens d’avoir défilé au milieu de banderoles sur lesquelles était inscrit : « L’école n’est pas une marchandise ». Je me souviens de l’avoir scandé, moi qui suis si souvent muette pendant les manifestations. Je me souviens d’avoir espéré que l’on nous comprendrait ou au moins que l’on nous croirait. Je me souviens d’avoir entendu les informations le soir même : « Les professeurs manifestent pour la revalorisation de leurs salaires »…

Dites-moi :

Qu’est-ce qu’un enfant à qui on n’a pas appris l’esprit critique ? Qu’est-ce qu’un enfant à qui on n’a pas appris le second degré ? Qu’est-ce qu’un enfant qui ignore la nuance, la concession et toutes ces subtilités indispensables qui font la valeur d’un discours intelligent ?

Un adulte qui va voter pour un parti intolérant, un adulte qui ne comprendra pas le sens d’une caricature, un adulte qui va tuer au nom d’une religion, un adulte qui trouvera que les programmes télé sont bons, un adulte qui ne mettra pas en doute les promesses de certains politiques, un adulte qui confondra propagande et information, un adulte qui sera persuadé que si son pays va mal c’est à cause de telle ou telle population, un adulte qui pensera qu’on ne peut pas tout dire, qu’on ne peut pas rire de tout et qui bâillonnera ceux à qui il ne reste que l’ironie du désespoir…

Un bon consommateur…

L’école est une marchandise.

Quand t’as pas le sou, tu fais pas le difficile, tu vas au restau du cœur, tu prends ce qu’on te donne. Quand t’es né là où il faut, dans un centre ville bien propret, à l’abri de la racaille, tu vas chez Fauchon te délecter d’un sandwich (au foie gras), pour montrer que tu le comprends, toi aussi, le peuple. Les mômes qui vont dans mon bahut y prennent ce qu’ils peuvent. Un peu d’humanité, on n’est pas des chiens n’est-ce pas ? , et des miettes de savoir. Et l’on s’étonne qu’ils aient encore faim ? Et l’on s’étonne qu’ils fassent la « fine bouche » ? Et l’on s’étonne qu’ils refusent de bouffer les restes qu’on veut bien leur donner ? Ah ! Les pauvres ne sont plus ce qu’ils étaient… Mais autrefois, les pauvres, ils pouvaient encore rêver de ce qu’on appelait « la promotion sociale par l’école ». Autrefois, mes parents pouvaient quitter leur condition de fils et fille d’ouvriers. Autrefois, les gosses croyaient les maîtres qui leur disaient: « Si tu travailles bien à l’école, tu réussiras, tu iras loin ! »

L’école est une marchandise.

L’école est une marchandise et c’est moi qui la sers, le sourire aux lèvres. Pourquoi ? Je ne peux pas cesser de leur donner à manger, je sais qu’ils ont faim, je fais ce que je peux pour leur servir de l’amélioré, du délicat, de l’exotique, presque. Je voudrais ne pas baisser les bras, ne pas démissionner, lutter de l’intérieur.

Mais j’ai parfois tellement honte de moi dans mon uniforme de chez Mac Do…

Imagine un instant que tu es né à Clichy-Sous-Bois ou dans n’importe quelle autre ville ou quartier délaissé de France, là où les bus ne passent plus tellement, là où le chômage dépasse les 25 pour 100. Imagine un peu ce qu’on te répond lorsque tu cherches un stage ou un boulot, que t’as mis tes plus beaux habits et que t’as dit « bonjour-monsieur-s’il vous plaît-monsieur » et que tu dois « avouer » de quel collège tu viens.

Imagine un instant que tu vois passer Sarko sous les boucliers- valises en Kevlar, qu’il promet aux habitants de la cité de les « débarrasser des voyous » et de la « racaille », et promet encore de « nettoyer au Kärcher » la Cité des 4000 et toutes celles qui y ressemblent. Sarkozy à Argenteuil qui lève la tête et lance : « Madame, je vais nettoyer tout ça ! »

Imagine un instant que tu es né là-bas. Imagine un instant qu’il n’y a pas d’avenir pour toi dans ces lieux et que tu n’as pas l’argent qu’il faudrait pour acheter une jolie maison avec le jardin et les roses qui vont bien, en plein centre ville. Imagine que tes parents ne peuvent pas s’installer près du lycée Henri IV ! Imagine que tu n’as plus aucun espoir, que tu as parfaitement compris que le bac de ton bahut, si tu vas jusque là, ne sera jamais le même que celui qu’auront les enfants des élites.

Imagine un instant que tu n’en peux plus. Que tu n’en peux plus d’être humilié, d’être méprisé ! Que te reste-t-il pour te faire entendre d’une société qui est devenue sourde et aveugle ?

Et c’est si beau, une ville qui brûle, la nuit…

Il y a le présent

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Il y a la dame de la maison d’en face qui meurt.
Il y a les gens qui viennent et vont, les fleurs et les pleurs.
Il y a les enfants et les cartons puis les agents immobiliers.
Il y a la maison vide et les visites, jour après jour.
Il y a la maison à vendre à louer et la maison vendue.
Il y a le panneau à la fenêtre qu’on descend.
Il y a le camion de déménagement et les nouveaux occupants.
Il y a les arrivées et les départs, les premières communions mariages divorces et enterrements.
Il y a celui ou celle qui reste.
Il y a la dame de la maison d’en face qui meurt.

Il y a le présent, qui n’est pourtant présent que pour qui l’accepte.

Il y a le refus, à tout l’étant.