Je crois que les mots peuvent reconstruire ce qui a été déconstruit, qu’ils ont ce pouvoir fragile et dérisoire, inutile et essentiel, pourtant.
C’est pour cela que j’écris, aujourd’hui, c’est pour cela que j’écris depuis si longtemps à aligner des lignes et tricoter le temps qui passe, lui donner sens même quand il semble ne pas en avoir.
Comme toi, je suis choquée, comme toi la boule au ventre, l’incompréhension, la colère et même la haine aussi que je ne voudrais pas mais qui est là quand même…
Te raconter ce qui s’est passé, il n’y a pas bien longtemps, quand j’étais prof dans ce collège sensible, super sensible même, explosif, dans cet endroit où l’on mettait, et où l’on met encore, des gosses qui finiront, au mieux, à l’abattoir, peut-être même que ce collège lui-même est un abattoir il ne faut pas le dire, sauver les apparences, je ne le dirai pas, t’as vu ?
Des gosses disent du mal des juifs. J’interviens. Je fais le plus simple possible :
– Si un arabe me pique mon sac, tu trouveras ça normal que je pense que tous les arabes sont des voleurs ?
– Non madame.
– Est-ce que tu trouveras normal que je pense que tous les musulmans sont des terroristes parce que Ben Laden était un con dangereux ?
Grand silence. Puis émeute. Vous pouvez pas dire ça madame, vous êtes raciste !
Les gosses de ce quartier sont des gentils gamins, pas pires que les autres, pas meilleurs, comme sources d’information ils ont leurs parents et la télé…
Les gens qui réagissent d’une manière qui me donne envie de hurler et de dégueuler aujourd’hui ont les mêmes sources d’information, ils fondent leur jugement sur des discours simplistes, une information partiale et partielle.
La nuance, ça prend du temps.
La réflexion, ça demande des efforts.
Le jugement, ça se construit lentement.
La télé ne te propose rien de tout cela, elle te brosse dans le sens du poil, tu crois quand même pas que c’est un hasard, si ?
Je m’égare, c’est ça qui est pénible avec la nuance…
Tu dis que c’est la liberté d’expression qu’on a assassinée hier, et c’est tout le contraire, elle n’a jamais été aussi vivante, tu as le droit de t’indigner à présent, tu as le droit de dire comme c’est mal, affreux, injuste, cruel, dérisoire, tu dis même que tu n’as pas de mots mais tu le dis quand même.
J’ai envie de te dire ce soir que je suis contre la liberté d’expression, tellement je suis en colère, oui, tu as bien lu, et oui aussi c’est absurde et dérisoire de le dire aussi, d’utiliser cette liberté pour dire qu’on est contre, c’est inutile et vain, comme tant de mots.
Comme tant de morts, aussi.
Je ne comprends pas que le prosélytisme, le fanatisme, l’intolérance, le racisme, la haine soient en libre circulation dans ce pays.
Non on ne devrait pas avoir le droit de tout dire… Il y a des mots que je ne veux plus jamais entendre tellement ils me font honte…
T’as de la chance que je ne sois pas au pouvoir, parce que la Marine et les autres blaireaux de tous poils, je leur ferais fermer leurs gueules, et pas poliment…
Je ne comprends pas qu’on ait le droit, sans en être inquiété, de proférer des appels à la haine et au crime, je ne comprends pas qu’un parti comme le FN ait encore le droit de parole, je ne comprends pas que les religieux de quelque bord qu’ils soient aient leur mot à dire, le culte devrait rester affaire privée, définitivement privée, vous avez le droit de choisir vos chaînes, vous ne devriez pas avoir celui de me les imposer, gardez-les pour vous…
Je ne comprends pas que les médias, de quelque affiliation qu’ils soient, relaient ces messages même sous le couvert de l’indignation vertueuse.
Ah oui il est grand temps de vous indigner bordel, où étiez-vous quand des anonymes crevaient en silence, quand la droite et le racisme se sont décomplexés, où étiez-vous ?
Qu’est-ce que c’est que ce pays dont les dirigeants osent parler du bruit et des odeurs, oui, tu te souviens ? Un pays dans lequel c’est devenu presque une fierté de dire tout haut ce que la lie du peuple est censée penser tout bas, j’ose le dire MOI MOI MOI que pour de vrai les étrangers ils nous piquent notre boulot et puis ils puent et ils sont pas comme nous y’a pas que les Le Pen, ces braves gens courageux, qui le disent, le président il pense comme nous dans le fond et les ministres aussi, et
Tu ajoutes les exemples, j’espère que t’as pas oublié.
Moi je n’ai pas oublié.
Les dérapages…
Dérapage mon cul.
Je ne veux pas d’une France où l’étranger est montré du doigt. Je ne veux pas d’une France où le chômeur est considéré comme un assisté. Je ne veux pas d’une France où le journaliste est bâillonné. Je ne veux pas d’une France où les banlieues sont nettoyées au Karcher. Je ne veux pas d’une France où les délateurs agissent au grand jour. Je ne veux pas d’une France où la peur mène la danse. Je ne veux pas d’une France où le service public n’est plus qu’un nom. Je ne veux pas d’une France où la police se frotte les mains. Je ne veux pas d’une France où l’argent est roi. Je ne veux pas d’une France où l’école est une marchandise. Je ne veux pas d’une France où la rentabilité prime sur l’humanité. Je ne veux pas d’une France où la solidarité est foulée aux pieds. Je ne veux pas d’une France où l’espérance est piétinée.
On me dit que la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde…
Quand je regarde la France dans le bleu blanc rouge des yeux, je vois pourtant toute la misère du monde.
Non, je ne suis pas Charlie.
Personne ne l’est, nous ne sommes pas morts pour nos idées, nous nous contentons de nous indigner, nous parlons, nous disons, nous nous exprimons, voyez comme nous sommes solidaires…
Non, je ne suis pas Charlie.
Mais putain oui, évidemment, je suis Charlie, nous sommes Charlie…
Je suis comme toi. Je suis profondément triste.
Ecartelée entre la colère, la honte et une tristesse infinie.
Et désarmée…