Est-ce que vous avez des idées noires, c’est LA question que te posera fatalement le gentil monsieur qui distribue des cachets, celle qui décide de ton avenir proche mais aussi de ton avenir lointain mais ça tu ne le sais pas quand on te la pose pour la première fois, alors tu réponds, naïvement, sans te douter que toute ta vie ensuite, on va te cataloguer, on va te traiter comme un truc fragile qu’il faut mettre sous serre parce qu’on ne sait jamais… Répondre oui, c’est la garantie de l’enfermement, pour ton bien, pour ta propre préservation, comme les lions et les tigres dans les zoos, derrière les grilles, c’est pour les protéger, tu sais bien…
Répondre non, faire semblant, c’est simplement repousser l’échéance, on te le redemandera, tu peux en être sûr…
Est-ce que vous avez des idées noires ?
J’ai des idées noires, oui monsieur, oui madame, j’ai des pensées noires, des matins noirs, des colères noires, des questions noires, doutes noirs anticipations noires attentes noires jours noirs espoirs noirs aussi.
Je dis noir parce que c’est ce que tu dis, toi, et que si tu me comprends un peu, c’est mieux, mais ça n’est jamais noir, ça n’a pas de couleur, c’est posé là, ça t’agresse quand t’es peinard et que t’as rien demandé et ça prend pas la peine de se déguiser en couleur ou en noir et blanc. C’est là. C’est de la violence à l’état pur, ça ressemble à de la lucidité mais ça n’en est pas, ça veut juste faire croire que c’en est.
Et ça revient, et c’est collé à moi, je cherche un espace pour le dire et je ne le trouve pas parce que le dire c’est alerter le monde, c’est s’exposer aux bons sentiments, à la morale, à la pitié et aux bons conseils, surtout, aux bons conseils…
Je ne veux pas de vos conseils, je ne veux pas de votre bien vivre, pas plus que de votre bien mourir si vous en aviez un à me proposer. Je veux simplement que tu m’entendes, que tu sois là à tenir ma main et que tu dises, je comprends, ou mieux, que tu ne dises rien, que tu n’aies même pas besoin de parler…
Est-ce que vous avez des idées noires ?
J’en ai des milliers, mais dis-le franchement, demande-moi si je veux me flinguer, tu crois pas que ce serait plus simple, si tu me le demandais vraiment plutôt que de te cacher derrière une métaphore ? Est-ce que ça te fait moins peur si je te réponds que j’ai des idées noires, tu préfères ça ? Je n’en sais foutre rien pourquoi c’est toujours cette question, telle quelle, qui revient, mais c’est toujours exactement ces mots-là.
Est-ce que vous avez des idées noires ?
Oui, je veux mourir. Pas tout le temps, si ça peut te rassurer, sinon j’aurais déjà agi en conséquence. Au moins une fois par semaine, dans les bonnes périodes. C’est un putain de combat, totalement dérisoire puisque je connais la fin, toi aussi tu la connais, je ne peux pas gagner. Je lutte quand même, petite victoire le matin quand j’ouvre les yeux, encore.
C’est la mort qui vient me voir, sans prévenir et régulière, pourtant, elle me dit c’est le moment, elle me dit c’est facile, et tous les à quoi bon du monde, elle peut te les égrainer les uns après les autres… Elle appuie exactement là où ça fait mal, c’est chirurgical, elle ne se plante jamais et tu ne peux rien lui cacher, elle sait. Tu connais sa rengaine, je vais pas te la chanter.
Je n’ai qu’une arme, une arme qui pourrait sembler inutile tant elle est vaine, sur le long terme, mais c’est une force quand même, et elle est immense. Moi, j’ai le temps… Quand Elle arrive avec son manteau de solitude, sa face de nuit et ses jugements à l’emporte pièce je sais ce que je dois faire, maintenant. Je suis inertie totale. Je compte les secondes qui passent, puis les minutes, je compte, littéralement, un, deux, trois… La mort est dans l’instant, violente, péremptoire, la pensée brute, dis dix, onze, douze, l’image crue, le goût sanguin, l’odeur écoeurante, sang cent, cent un, cent deux, comme les jambes coupées soudain, je me sens devenir comme automate, rester là ne plus bouger c’est vivre encore, quand même, je perds le contrôle de moi, dans ma tête ça n’est plus moi, ça n’est plus qu’Elle mais il me reste le temps, encore… je sais que la mort passe, toujours.
La mort, elle, n’a pas le temps, jamais. La mort n’a pas le temps : elle est le temps.
Je ne suis rien mais, le temps, moi, je l’ai.
Alors j’attends qu’il passe et toujours il passe, même mal il passe.
C’est lutte vaine, c’est petite victoire de rien, c’est à refaire et toujours à refaire, c’est indicible, surtout.
Et je ne peux le dire ici, vraiment, et je ne peux le dire ailleurs, non plus, alors je fais comme toi, je fais semblant, pour père et mère qui me liraient, pour l’ami inquiet, et même pour l’inconnu qui a vu de la lumière et est entré…
Surtout ne rien dire qui fasse trop peur ou trop mal. Rester vague. Pas de détail.
Garder le sourire, être gardé par le sourire, aussi.
Attendre que ça passe, comme toujours.
Et espérer, en désespoir de cause.
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